"Prendre la route", Alexandre Schiratti, 2022

https://www.arkhe-editions.com/livre/histoire-voyage-velo/

Le confort par le pneu et la sécurité par la chaîne rendent pertinente l'utilisation de la bicyclette comme véritable moyen de déplacement au quotidien. Elle peut désormais concurrencer le tramway hippomobile où à vapeur. Son prix est devenu accessible pour les ouvriers spécialisés, les petites professions libérales, et les commerçants. Pour un ouvrier spécialisé, une bicyclette « coûte » 500 heures de travail en 1890 contre 827 heures en 1870. Mieux, son utilité nouvelle lui offre une place de choix dans le budget des ménages. La revue Le Cycle publie en 1894 un comparatif des budgets de transports pour un déplacement quotidien aller-retour estimé à 45 centimes, soit 135 francs par an. Ainsi, l'achat d'une bonne bicyclette de travail à 250 francs est rentabilisé en moins de deux ans. Les Français s'équipent progressivement de ces machines qui ressemblent à s'y méprendre à nos bicyclettes contemporaines, dérailleur en moins. Selon les estimations de Jean Orselli, on compte 334 118 vélos en circulation en France en 1895, 876 317 en 1900. Au vu de la population française, environ 40 millions de personnes en 1900, le taux d'équipement reste modeste, mais la dynamique est là. Le vélo n'est plus un jouet pour enfants et ou pour bourgeois décadents. Il déchaîne les passions autant qu'il est un instrument de travail. Il est un outil d'émancipation autant qu'un mode de déplacement. Il incarne un rêve, le dépassement de soi, le dépassement d'une société par la science, le dépassement des frontières géographiques, un rêve qui s'accomplit pleinement dans le voyage où corps, machine et esprit ne font plus qu'un, un rêve désormais réel, concrétisé par les femmes et les hommes qui en cette fin de XIXè siècle deviennent les pionniers d'une pratique d'un genre nouveau, le voyage à vélo.

[…] Paul de Vivie est une figure incontournable du cyclotourisme mondial. Il a 28 ans lorsqu'il fonde en 1881 le Club des Cyclistes Stéphanois. Sa qualité de petit commissaire en rubans, une spécialité de la ville, l'amène a le rendre à Coventry, la grande cité rubanière anglaise. Il y découvre l'enthousiasme des Anglais pour la bicyclette de securité de John Starley et décide à son retour à Saint-Étienne de fonder une agence d'importation de bicyclettes, l'Agence Générale Vélocipédique, puis quelques années plus tard « La Gauloise », un atelier de fabrication artisanale de cycles de pointe. Il y milite activement pour le développement d'une industrie cycliste. Les usines stéphanoises sont alors surtout tournées vers la production d'armes, notamment d'armes de chasse, pour lesquelles la demande est saisonnière, principalement l'automne et l'hiver. Il propose, avec succès, de produire des cycles pendant la période creuse, aux beaux jours, là où la demande est la plus forte. Les deux industries sont également complémentaires en termes d'outillage et de compétences de leurs ouvriers. Ce que ne manquera pas de comprendre Étienne Mimard, un homme d'affaires avisé. Dès 1887 il intègre le commerce et la réparation de vélocipèdes à sa Manufacture française d'armes de Saint-Étienne,la future Manufrance.

[…] Une figure vient remettre en cause ces pratiques privant le voyageur de la satisfaction d'arriver au sommet d'une côte sans poser le pied au sol. Il signe ses articles d'un nom de plume faisant frémir les lecteurs les plus hardis des revues cyclistes des années 1900, l'Homme de la Montagne. Aussi connu sous le nom de Capitaine Perrache, cet ancien officier d'infanterie lyonnais est le premier à initier Vélocio aux joies des petits développements. Il emmène le Maître rouler sur les chemins les plus escarpés des monts du Lyonnais. Avec un tour de pédale, il parcourt trois mètres, alors que Vélocio en parcourt cinq. Handicapé en fond de vallée par une cadence de pédalage virant à la frénésie, il ingurgite les raidillons les plus pentus avec la pipe aux lèvres tandis que son aîné, rapidement tétanisé par l'effort, doit mettre pied à terre. La conviction de Vélocio est forgée. Aussitôt rentré, il planche sur une machine capable d'emmener plusieurs développements pour monter les portions de routes les plus pentues tout en restant efficace sur les portions plates. Un an plus tard, la première Gauloise quatre vitesses sort de son atelier, et il n'aura cesse de promouvoir la polymultiplication jusqu'à la fin de sa vie.

L'opposition avec Henri Desgrange, directeur du journal L'Auto et créateur du Tour de France, est féroce. Pour ce dernier, le changement de vitesse est l'apanage des faibles. Le mécanisme alourdit le vélo et trompe la promesse de vitesse inhérente au cyclisme. L'Auto et Le Cycliste entrent dans une polémique qui durera une trentaine d'années, jusqu'à l'autorisation du dérailleur sur le Tour de France en 1937.

[…] Mais ce samedi, le programme est quelque peu différent. La date du 12 juin 1897 n'a pas été choisie par hasard. Quatre-vingts ans jour pour jour après la folle escapade du baron Drais von Sauerbronn, une douzaine d'audacieux se sont mis en tête d'en célébrer l'anniversaire. Nous ne sommes pas à Mannheim mais à Rome et la distance à parcourir est seize fois supérieure à celle réalisée par le baron. Emmenée par le sculpteur Vito Pardo, chef-consul du Touring Club Ciclistico Italiano (T. C. C. I.), l'équipée sauvage met cap vers le sud-ouest en direction de la ville de Naples. Pendant les seize heures qui séparent le lever du coucher du soleil en ces journées solsticiales, les jeunes cyclistes partent à la découverte de l'arrière-pays latin qu'ils préfèrent à une plaine côtière infestée par la malaria. En chemin, ils admirent les ruines antiques et avalent à l'ombre des cyprès les routes menant au pied du Vésuve. En rentrant à Rome de cette marche fondatrice, Vito Pardo a l'idée de baptiser audax, audacieux en latin, ce type de randonnée de longue distance. Quelques mois plus tard, il crée l'Audax Italiano pour regrouper l'ensemble des associations souhaitant organiser de tels voyages cyclistes. À l'été 1904, les audacieux italiens projettent de rejoindre Paris depuis Turin dans un voyage à marche réglée, avec le principe fondamental de partir ensemble pour arriver ensemble. Henri Desgrange a vent du mouvement naissant en Italie et identifie une opportunité, après le Tour de France, de fidéliser de nouveaux lecteurs pour L'Auto. L'ancien coureur cycliste au tempérament bouillant couvre l'événement dans son journal et ne manque pas d'égratigner au passage le mouvement cyclotouriste emmené par Vélocio et le T. C. F.

[…] L'idée de « grand tourisme » est développée par Desgrange en opposition au petit et au moyen tourisme. Ces deux termes correspondent à des distances quotidiennes respectives de 80 kilomètres pour l'un, 150 kilomètres pour l'autre. L'ambition avec 1' « audax », est de proposer des randonnées de 200 kilomètres par jour au minimum. Pour lui, le cyclisme trouve son salut dans le dépassement des limites de l'être humain. L'audax est le chaînon manquant entre les grandes courses cyclistes professionnelles et la pratique amatrice non chronométrée. Desgrange considère cette approche comme une locomotive pour le cyclotourisme. Dans L'Auto du 7 janvier 1904, il annonce fièrement la création des « Audax français », l'élite du cyclotourisme national : "Il n'est pas de meilleur moyen d'imposer quelque chose au public que de lui montrer par son côté impressionnant. Le cyclisme est né des Bordeaux-Paris, des Paris-Brest et des marches de 1000 kilomètres."

Pour récompenser les randonneurs cyclistes ayant accompli avec succès une étape de 200 kilomètres à l'allure définie d'environ 20 kilomètres par heure, L'Auto remet des brevets audax. Ils certifient l'appartenance au club des randonneurs de longue distance dont les exploits font rêver les jeunes lecteurs du quotidien. L'opération est un succès pour Desgrange. À la fin de l'année 1904, L'Auto a déjà délivré plus d'un millier de brevets de 200 kilomètres. Ses journaux se vendent bien et les Français se prennent de passion pour le cyclisme sportif et touristique. De quelques milliers à sa création, L'Auto s'imprime quotidiennement à 830 000 exemplaires en 1933 avant de changer de nom et devenir L'Équipe après-guerre. Jusqu'aux années 1940, on croise fréquemment sur les routes de Normandie, du Jura, des Landes, ces pelotons d'une cinquantaine de cyclistes pédalant à allure réglée. Les départs se font le plus fréquemment au beau milieu de la nuit pour s'achever au coucher du soleil. Malgré les centaines de kilomètres parcourus voûté sur des bicyclettes à pignons fixes, l'audax reste avant tout un voyageur entraîné par le goût de la découverte.

[…] La fièvre vélocipédico-littéraire se calme subitement après la Première Guerre mondiale. Selon le recensement exhaustif réalisé par le Centre de Recherche sur la Littérature de Voyage (CRLV), seulement 7 livres de récits de voyages cyclistes sont publiés pendant l'Entre-Deux-Guerres, contre 42 entre 1883 et 1914. Les cyclistes, comme nombre d'autres jeunes hommes de leur génération payent un lourd tribut dans les tranchées. Le rêve de voyage est devenu accessible avec les bicyclettes vendues à bas prix et semble ne plus mériter qu'on lui consacre de longs ouvrages. Les revues maintiennent en vie la tradition du récit mais les auteurs délaissent le thème pour en investir d'autres, tout particulièrement l'automobile.

Entre 1891-1895 et 1930-1935, le prix d'un vélo en heures de travail est divisé par 10. En ville et dans les banlieues ouvrières, les bureaux et les usines déversent leur flot quotidien de travailleurs à véloce et des embouteillages cyclistes se forment sur les principales artères urbaines. Entre 1928 et 1939, la France compte un parc de dix millions de petites reines. Devenue commune, elle quitte les cercles des passionnés pour pénétrer dans toutes les classes de la société. L'arrivée des congés payés en 1936 est une consécration, de nombreux employés et ouvriers peuvent désormais s'échapper sur les routes au-delà des simples dimanches et jours fériés.

[…] L'ambiance sur les routes de l'Exode est décrite par tous comme profondément étrange. Aux scènes de violences, de pillages et d'individualisme forcené se succèdent d'insoupçonnés moments d'humanité et de solidarité. Andrzej Bobkowski, ingénieur polonais participant à l'effort de guerre dans une usine d'armement à Châtillon décrit dans son journal d'exode, publié en 1991, d'étonnantes scènes de fêtes et d'ivresse au moment de l'armistice. Les réfugiés sont partagés entre un sentiment de stupeur, de soulagement et de honte. « En temps de paix, ils avaient oublié la guerre ; en temps de guerre, il leur a été impossible d'oublier la paix », écrit-il à propos des Français pris entre résignation et volonté de boire de nouveau pour oublier la gueule de bois. La désorganisation la plus totale règne pendant l'été 1940, la France est sans tête, les usines restent fermées, les Français en vacances forcées. De nombreux cyclistes vont profiter de cette situation pour sillonner le territoire. Bobkowski, qui n'avait jamais fait de vélo, est paradoxalement séduit par son expérience d'exode cycliste de Paris à Carcassonne. Avec son ami Tadzio, ils décident en septembre 1940 de remonter à Paris via Nice et les Alpes en cyclo-camping pour prendre le pouls d'une France dévastée dans un moment paradoxal de liberté

[…] La mairie organise une grande course auto et moto pour fêter l'inauguration de la première autoroute française. L'autoroute de l'Ouest, future A13, permet de s'échapper rapidement de la capitale pour se rendre dans les banlieues huppées ou dans les stations balnéaires de la côte fleurie. Cet aménagement routier est le fruit de la décision, prise par les pouvoirs publics dans les années 1930, de séparer les flux en fonction de la vitesse des différents types de véhicules en usage. Il signe le triomphe de l'automobile comme mode de déplacement majeur en Occident. La France est pourtant en retard par rapport à ses voisins allemand et italien dont les routes, totalement dédiées à l'automobile, sont déjà en service depuis plusieurs décennies.

Les tensions occasionnées par le partage de la route ne sont pourtant pas nouvelles. À l'heure du vélocipède, de nombreuses villes interdisent leur circulation et obligent les cyclistes à mettre pied à terre pour pousser leur monture. Dès 1869, Alfred Berruyer propose la création de chaussées dédiées à la pratique vélocipédique pour éviter les pavés et l'encombrement provoqué par les lourdes voitures hippomobiles. Visionnaire, il appelle de ses voeux la création de « véloce-voies », ancêtres des pistes cyclables. À quelques exceptions près, en périphérie des grandes villes, elles ne verront le jour en France qu'un demi-siècle plus tard, suivant ainsi la progression de l'automobile, lente mais régulière.

[…] Théodore Chèze poursuit son exposé en appelant à l'évitement du trafic routier et, par la même occasion, en vantant le rapprochement avec la nature, objet même de sa démarche touristique […]. Sans le savoir, Théodore Chèze pose les bases des politiques du tourisme cyclable, toujours en vigueur en ce début du XXIè siècle. Sa pédagogie de l'éloignement est partagée par Abel Ballif, président du T.C.F., qui invite, en 1910, ses membres cyclistes et automobilistes à « s'éviter les uns les autres ». Il n'est pas ici question de nuisances sonores ou paysagères mais d'un sujet élémentaire de sécurité. Ivres de vitesse et de liberté les usagers de la route oublient les bases de la civilité et le T. C. F. semble être l'organisme le mieux placé pour enseigner aux deux types d'usagers une certaine courtoisie de la route […]. L'irrésistible ascension de l'automobile après-guerre provoque, malgré ces conseils avisés, l'ire de la communauté cyclotouristique. L'abandon forcé des grands axes est mal vécu par des cyclistes autrefois maîtres de la route. De cette relégation sur les routes secondaires, ils tirent une certaine rancune. Les récits et articles publiés dans Le Cycliste après-guerre comparent l'irruption des voitures sur les routes à l'envahissement d'un territoire par la barbarie, c'est la rupture d'une harmonie sensorielle contaminée par la vitesse, le bruit « odieux et ridicule » des moteurs et l'odeur nauséabonde de l'essence.

[…] Les tentatives de canaliser le trafic cycliste sur des pistes dédiées n'arrangent pourtant rien. Le docteur James Ruffier, l'homme au million de kilomètres, confirme le sentiment de rancœur du voyageur à vélo face à cette relégation forcée : "Les pistes cyclables ne sont pas établies pour nous rendre service mais pour débarrasser les automobilistes de notre présence… Ce serait un calvaire de faire 200, voire 100 kilomètres dessus."

À la fin des années 1930, la France compte un linéaire d'environ 1200 kilomètres de pistes cyclables longeant les grands axes situés à la sortie des grandes villes. C'est bien peu par rapport aux 35 000 kilomètres qui constituent le réseau des routes nationales à l'époque.

Malgré les nombreuses tribunes et complaintes dans la presse spécialisée, les voyageurs les plus aisés poursuivent leur migration vers le moteur à explosion. Une certaine forme de résignation s'installe chez les cyclistes du T. C. F. En 1923, le divorce est consommé. Une quinzaine de présidents d'associations locales cyclotouristes s'associent autour de Gaston Clément, un fidèle du Cycliste et des idées de Vélocio pour fonder la Fédération française des sociétés de cyclotourisme (F. F. S. C.). L'objet de la fédération est de « représenter auprès des pouvoirs publics, des administrations ou associations les intérêts des cyclotouristes ». Alors même que la bicyclette comme mode de déplacement urbain explose dans toutes les villes européennes, il s'agit de recréer face à l'automobile une élite cyclotouriste capable d'influence pour relancer ainsi une pratique tombée en désuétude après une guerre qui a décimé les pratiquants. « Il faut faire comprendre que la bicyclette fatigue moins que la marche avec un rayon d'action quadruple, est moins déprimante, plus instructive et plus économique que le tourisme automobile», écrit La Pédale en 1924. Le chemin n'est pas sans embûches. Les témoignages de comportements condescendants généralisés des automobilistes envers leurs compagnons de route sont pléthore dans la presse spécialisée des années 1920-1930. À la culture tyrannique de la vitesse permise par la voiture s'oppose une culture de la lenteur, une célébration de la nature autorisée aux esprits rêveurs. Face à l'aspiration rationnelle du capitalisme pour la vitesse, le cyclotouriste fait l'éloge du temps long […]. La condescendance emprunte parfois le chemin inverse. Le cyclotouriste, méritant dans sa conquete de la r°ute, regarde de haut les hordes de touristes débarquant facilement des autocars pour photographier les panoramas.

[…] Après la Seconde Guerre mondiale, l'automobile colonise définitivement les villes et la pratique de la bicyclette utilitaire s'effondre, engageant les systèmes de mobilité dans plusieurs cercles vicieux. D'une part, le nombre croissant de véhicules motorisés rend plus dangereuse la pratique de la bicyclette, impliquant un report modal des cyclistes vers ces modes assistés. En 1953, avec 1.042 victimes, les cyclistes représentent un tiers des tués sur les routes, un bilan énorme au regard des kilomètres parcourus. D'autre part, la vitesse de l'automobile permet un phénoménal étalement urbain, allongeant les distances et rendant la pratique cycliste quotidienne d'autant moins pertinente. D'un symbole de liberté et de modernité, le vélo du début du siècle devient après-guerre le « véhicule des pauvres », ou pire, le « véhicule des fous », de ceux qui rejettent le progrès et refusent de s'affranchir de l'effort pour avancer.

Cette vision du cyclisme est paradoxale tant l'admiration pour les coureurs du Tour de France est croissante. Quittant peu à peu son itinéraire épousant les frontières de l'Hexagone pour gagner de nouvelles régions comme le Massif Central et la Provence - il passe au Mont Ventoux pour la première fois en 1951 - le Tour devient l'événement sportif roi des Trente Glorieuses. Bien avant le football, dont la percée en France est tardive, il déchaîne les foules amassées chaque juillet au bord des routes, et devant leur téléviseur à partir de 1948. Il permet à ces Français, sous couvert d'une âpre compétition sportive, de découvrir la diversité géographique de leur pays et de célébrer le rapport ambigu de l'homme avec la nature […]. La mise en scène de cette lutte entre l'homme et les éléments naturels, cet affrontement héroïque dans une géographie homérique ne semble pourtant pas susciter un passage à l'acte des spectateurs. L'activité cyclotouristique décroît inlassablement à partir de 1945, seulement perpétuée par les passionnés. Des 13 338 membres de la nouvelle Fédération Française de Cyclotourisme (F. F. C. T.) en 1952, il n'en reste que 6 516 en 1956. Associer le cyclotourisme au cyclo-sport est une idée de longue date pour remédier à cette hémorragie. Le projet n'est pas nouveau. Le gouvernement de Vichy tente d'associer la F. F. S.C. et les autres fédérations cyclistes sous une seule et même bannière, unissant toutes les manières de faire du vélo. Mais les cyclotouristes ne l'entendent pas de cette oreille et font preuve d'une activité politique intense pour défendre l'autonomie de leur discipline.

[…] La bicyclette, au moment même où elle est marginalisée devient un symbole de résistance. Georges Krassovsky, militant écologiste et pacifiste, est le porte-drapeau de cette nouvelle génération de voyageurs à vélo, des utopistes pour qui la bicyclette n'est pas une fin en soi. Il déclare d'ailleurs « l'avoir en horreur », mais elle représente le moyen de parler au monde d'autres manières de vivre dans une société de consommation destructrice. À la revue Cyclotourisme de décembre 1978 il déclare : "Les grandes « expéditions » cyclo-écologistes telles que nous les avons conçues et réalisées permettent de toucher la presse, de faire des déclarations d'ordre écologique et, par ce biais, de sensibiliser l'opinion publique et, par conséquent, de faire « pression » sur le gouvernement."

Georges Krassovsky entreprend, chaque année, des périples le menant en Afrique, en Europe, ou en U.R.S.S. Son voyage de Paris à Varsovie en 1978 se veut être un trait d'union entre les deux blocs européens déchirés par la guerre froide. Il est le premier représentant d'un cyclisme de causes, où l'effort n'est pas tant motivé par goût de la découverte que par la promotion de revendications politiques. Ces cyclo-écologistes voient dans la bicyclette le symbole d'une technologie douce, non polluante, permettant l'économie d'énergie et de matières premières, le maintien d'une bonne santé et un « contact plus intime à la nature. Poésie, émerveillement, santé, rapport direct aux éléments, ce sont, un siècle plus tard, les même orientations que celles de Vélocio et de l'École Stéphanoise, la passion pour la bicyclette en moins. Les voyages de Krassovsky sont annoncés dans le bulletin mensuel de Cyclo-Camping International, publié à partir de 1982. Ils côtoient les récits d'autres pionniers de l'époque, tours d'Europe et tours du monde, partageant tous le refus du confort moderne et l'utopie d'une unité avec la nature. Cyclo-Camping International représente une forme de cyclisme militant, prônant une découverte du monde dans un esprit pacifiste, pour mieux comprendre les femmes et les hommes, les lieux et les modes de vie. Le voyage à vélo permet de célébrer l'autonomie et la convivialité, deux thèmes chers à Ivan Illich. « La plupart d'entre nous ne savent pas où ils dormiront le soir », déclare Martine Le Lan, présidente de l'association entre 2019 et 2021. L'association vise à regrouper les voyageurs partageant cette sensibilité, en proposant chaque année des randonnées en itinérance et en organisant, depuis 1985, le Festival international du voyage à vélo.

Ces mouvements militants à vélo, dans leur grande diversité, ont une influence déterminante sur le retour en force de la bicyclette. En 1972, une première manifestation cycliste lancée par l'association Les Amis de la Terre a lieu à Paris, pour s'opposer au modèle du tout automobile alors triomphant. La formule « La voiture ça pue, ça tue » est une réponse à la politique du Président Georges Pompidou « d'adapter la ville à l'automobile ». Ces manifestations débouchent sur la création deux ans plus tard de l'association Mouvement de Défense de la Bicyclette (MDB). Quelques années plus tard, la Fédération des Usagers de la Bicyclette (FUBicy), est fondée à Strasbourg. Cette mobilisation, venant des centres-villes, permet de séduire un nouveau public, urbain et plus politisé que les cyclotouristes traditionnellement affiliés aux clubs. La F. F.C.T. se porte alors plutôt bien et voit ses effectifs augmenter de 634 % entre 1971 et 1982, pour atteindre 87 000 licenciés. Le nombre de randonneurs occasionnels ou réguliers à vélo est alors estimé en France à 1 million, du simple promeneur du week-end, au voyageur autour du monde. Plus que tout autre activité, l'excursion à vélo, par sa facilité d'accès, sa frugalité en infrastructures et sa dimension individuelle, se pratique en très grande majorité en dehors des institutions. L'historien du sport Michaël Attali explique cette croissance par une augmentation importante du temps libre pendant les Trente Glorieuses, ainsi qu'une croissance économique permettant une augmentation de la part des loisirs dans le budget des ménages. Ainsi, un Français travaille en moyenne 350 heures par an de moins en 1982 qu'en 1950.

Boudés depuis la fin des années 1930, les récits de voyages à vélo paraissent de nouveau en nombre dès la fin des années 1970. Publiés à compte d'auteur pour la plupart, leur diffusion est souvent confidentielle, à l'exception de quelques best-sellers se faisant une place de choix en librairie. Alors que les premières éditions du LonelyPlanet (1972) et du Guide du Routard (1973) proposent des manières alternatives de voir le monde, les maisons d'édition mettent en lumière les aventures de ces nouveaux cyclistes aux cheveux longs, aux pantalons à pattes d'éléphant, pataugas aux pieds.